Robert Plummer est un journaliste anglais chevronné. La publication (en français) de son premier roman, Marche arrière, est prévue pour 2026. Dans ce blog invité, il donne sa réponse à cette question.
Jean-Louis Murat a fait sa carrière solo entre 1980 et 2023, époque pendant laquelle l’industrie de la musique a subi des changements énormes et, au moins dans le cas de notre protagoniste, pas pour le mieux.
En théorie, l’émergence des services de streaming aurait démocratisé le jeu en lui rendant plus facile l’accès à un public de masse. Après tout, ses albums classiques, y compris Cheyenne autumn et Le Manteau de pluie, ont désormais la capacité de pénétrer jusque dans les foyers des Britanniques, historiquement insensibles aux charmes de son œuvre. On peut même se demander pourquoi, dès le commencement de l’ère streaming, les maisons de disque n’ont pas cherché à développer une stratégie de marque internationale pour Murat en visant le marché indie, étant donné ses collaborations avec des figures phares de la musique Americana, tels Calexico sur son album Mustango.


Mais si les barrières technologiques ont été supprimées, il reste néanmoins des barrières culturelles, pour Murat comme pour tout autre artiste qui a envie de tenter sa chance outre-Manche.
Pour se donner une idée de l’ampleur de ces barrières, on n’a qu’à parcourir la presse musicale londonienne – autrefois audacieuse et sans filtre, actuellement plutôt timide et corporatiste. Dans les pages de Mojo, Uncut et surtout Shindig, il n’est certes pas inouï de tomber sur un article qui puise son inspiration dans des sons hexagonaux. Le problème, c’est que, à quelques exceptions près, même le plus fervent partisan de la musique française chez les commentateurs rosbifs reste au fond un ex-fan des sixties, plus à l’aise avec les vedettes yé-yé qu’avec les développements plus récents. Par conséquent, pour la majorité des Britanniques, Murat, tout comme Daho ou Bashung, Chamfort ou Manset, Biolay ou Dominique A, c’est terre inconnue – ou, en d’autres termes, des étoiles qu’ils peineraient à localiser au firmament musical français.
Alors comment faire pour surmonter le refus de l’Anglais moyen d’écouter de la musique qui n’est pas chantée dans sa langue maternelle, si l’on ne peut pas compter sur les créateurs de tendance pour y ouvrir la voie ? Eh bien, une analyse minutieuse des succès et des échecs francophones dans le palmarès anglo-saxon peut se révéler instructive, mais d’abord il faut éliminer quelques aberrations isolées qui n’ont rien à nous enseigner.
Fausse piste numéro un : Ça plane pour moi de Plastic Bertrand. Ici, on a eu affaire à un tube qui a atterri tel un ovni sonore dans la galaxie du top 10 pour ensuite décoller de nouveau, sans laisser de trace. L’argot des paroles a été mal, voire pas du tout comprise, et le tout a été perçu comme une curiosité, une sorte de Gangnam Style avant la lettre.
On peut également écarter tout phénomène musical où l’identité française de l’interprète est reléguée au second plan, c’est-à-dire tout le tralala électronique de David Guetta, des artistes French Touch et des Daft Punk.
La Grande-Bretagne, en tant que nation sexuellement réprimée, adore consommer tout produit culturel qui renforce l’image des Français comme des gens qui ne pensent qu’à ça.
Robert Plummer, journaliste britannique
Donc ça nous laisse quoi ? Rien de moins que le plus gros tube français international de tous les temps, Je t’aime… Moi non plus de Serge Gainsbourg et Jane Birkin. Au moment de sa sortie en 1969, cela avait l’air d’un autre ovni, mais avec le passage du temps et particulièrement après la mort de Serge, il a commencé à acquérir le statut d’artiste culte auprès des hipsters anglophones. Malgré son côté parfois sordide et ses allures de monstre sacré, même en pleine croissance du mouvement #MeToo et de son équivalent français #BalanceTonPorc, il est devenu respecté à l’étranger comme aucun autre musicien français.
On peut tirer une leçon claire de cette expérience : la Grande-Bretagne, en tant que nation sexuellement réprimée, adore consommer tout produit culturel qui renforce l’image des Français comme des gens qui ne pensent qu’à ça. Évidemment, Murat lui-même n’est pas du tout étranger à ce domaine de l’esprit humain, mais quelqu’un qui cherche de quoi s’exciter dans ses textes resterait sur sa faim, car le coït et la mort n’y sont jamais loin l’un de l’autre.
Par contre, les chansons portées sur le sexe et chantées par des femmes jeunes et jolies sont toujours des valeurs sûres pour qui veut faire fureur dans les classements britanniques. On peut y inclure naturellement la Birkin, dont le succès chez l’Albion constitue un excellent exemple de la réexportation musicale, mais aussi Françoise Hardy, Vanessa Paradis et j’en passe. Ce processus est arrivé à sa conclusion logique en l’an 2000, quand Alizée, dans une provocation flagrante de chez flagrante, a éclaté sur la scène internationale avec son tube Moi… Lolita.
Mais est-ce que cela veut dire que les artistes frenchies ne peuvent conquérir les charts anglais qu’en jouant docilement le rôle des poupées de son, pour emprunter la formule de France Gall (qui n’a d’ailleurs jamais attiré l’attention des acheteurs de disque là-bas) ? Heureusement, on peut répondre non, grâce aux efforts héroïques de l’artiste anciennement connu sous le nom de Christine and the Queens.


Avant de changer son blase pour Rahim Redcar, cet individu est devenu le seul d’origine française à vendre non seulement des singles, mais aussi des albums aux Britanniques, avec deux long-players de grand impact international, Chaleur humaine et Chris, qui ont savamment brouillé les codes de la sexualité moderne.
Malheureusement, son projet n’était pas fait pour durer. Avec chaque sortie subséquente, son électro-pop accrocheur a progressivement perdu de son pouvoir mélodique. En même temps, il est devenu bien évident que sa priorité actuelle consiste à jouer de sa propre ambiguïté sexuelle, au grand détriment de sa musique. Le grand public a déjà tout compris et le déclin de ses ventes a été vertigineux.
Bon, qu’est-ce que nous avons appris ? En somme, si vous voulez lancer votre assaut sur les charts du Royaume-Uni, votre pouvoir d’attraction compte pour beaucoup, mais ne négligez pas la substance de votre œuvre : ce sont les tunes qui font les thunes. Alors allez, enfants de la patrie – votre jour de gloire peut toujours arriver.
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